Le trouble de penser
En 1840, Alexis de Toqueville (1805-1859)
anticipait sur le DSM (trouble de penser)
et sur ChatGPT (pensée clef-sur-porte)
Alexis de Toqueville, «De la Démocratie en Amérique» volume II, 1840, chapitre VI ( p 434-435, Gallimard, Folio, n°13 )
Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre
«Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde (…). Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine: quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrémédiablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leur succession, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?»