31 décembre 2021

LA PSYCHANALYSE EN UNE PAGE. POURQUOI PAYER PLUS CHER ? 

Francis Martens

La métapsychologie freudienne de la séduction revisitée et refondée par Jean Laplanche  (1924-2012)

Issue de l’écoute des hystériques, la psychanalyse est née au XIXème siècle d’une théorisation des séquelles de la séduction infantile, au sens médico-légal du terme. Elle s’attache à l’élucidation et à la remise en jeu des scénarios qui nous pilotent à notre insu. Ceux-ci se trament, dès avant notre conception, dans le champ de forces des désirs qui président à notre naissance. Cliniquement, la cure psychanalytique sert à nous affranchir des répétitions générées par les images, les pensées, les scénarios inconscients, qui minent, par-delà toute volonté consciente, notre univers relationnel. Conceptuellement, la théorie psychanalytique se distingue des conceptions de la psychologie, de la psychiatrie, de l’anthropologie, de la philosophie, par sa notion d’un système inconscient - propre à chacun - progressivement constitué, dès le début de la vie, sous l’empire du refoulement. Chinois300 500L’inconscient, au sens de la psychanalyse, n’a donc rien à voir avec les systèmes simplement non-conscients (telles les structures linguistiques) qui déterminent eux aussi nos façons d’être et de penser. Du point de vue psychanalytique, le refoulement constitutif de l’inconscient porte électivement sur le sexuel — étant entendu que ce dernier (qui englobe tout le champ de la pulsion, de l’amour, de la haine) déborde largement l’acception commune du terme, et ne se rapporte que peu au sexué, au génésique, au génital. Historiquement, la théorie de l’inconscient s’est constituée chez Freud et les post-freudiens au fil de nombreux tâtonnements, le champ se prêtant mal à l’observation et plus mal encore à l’expérimentation. Le matériau clinique, en effet, est largement polysémique, son ordonnancement variable. L’inconscient, à la manière des «trous noirs» en physique, échappe à l’observateur et ne se laisse logiquement concevoir qu’à partir de ses effets. Il s’agit donc d’une construction conceptuelle révocable, pour autant qu’il s’en trouve une plus sobre pour rendre compte, avec autant de nuances, des complexités du comportement humain. Insistant sur l’importance de l’acquis, les complexités de la mémoire, l’intrication entre émotion et pensée, la psychanalyse, vient converger avec une bonne part des sciences humaines et des neurosciences dont Freud fut l’un des pionniers.

Chez l’homme, le poids des comportements instinctifs apparaît léger comparativement à l’importance qu’il revêt au sein d’autres espèces (on n’observe, par exemple, dans le règne humain que deux peurs innées : celle provoquée par un bruit violent, celle causée par la perte physique de soutien). Pour faire un homme, il faut en réalité deux transmissions : une génétique et une généalogique, cette dernière se subdivisant elle-même en transmission culturelle et en implantation sexuelle (au sens donné au mot «sexuel» par Jean Laplanche*). Pour Laplanche, qui ramène la psychanalyse par-delà ses multiples facettes au plus vif de sa spécificité, la situation anthropologique originaire est foncièrement asymétrique. Il s’agit de la confrontation vitale d’un enfant – en totale dépendance (Hilflosigkeit) et encore dépourvu d’inconscient – aux messages des adultes tutélaires (notamment ses parents) qui sont eux déterminés par leur propre inconscient. Or, pour la métapsychologie psychanalytique, le lieu métaphorique non directement accessible dénommé «inconscient» est spécifiquement constitué par la part refoulée de ce qui du «sexuel», introduit par le désir inconscient de l’autre, a échappé à la signification. En termes de la théorie traductive freudo-laplanchienne, et dans le pur fil freudien de la Lettre 52 (de Freud à Fliess, 6 décembre 1896), il s’agit du reste intraduit par le destinataire de la part sexuelle qui vient lester les messages les plus apparemment fonctionnels. Cette partie - dite «compromise» - de messages par ailleurs conscients et excédant largement le champ de la parole, est d’autant plus opérante qu’échappant à toute intention consciente elle déjoue tout examen critique. Impossible, autrement dit, de ne pas l’émettre. Impossible, une fois captée, de s’y soustraire. Dans cette perspective, la sexualité est tout autre chose que le versant psychique de l’instinct génésique : susceptible d’érotiser toute zone et toute fonction corporelle, elle est activement transmise par l’autre. Plus exactement, par la part d’«autre» introduite par de multiples «altérations» en chacun de nous. Il arrive que la transmission soit brutale - inassimilable - donnant lieu, en ce cas d’intromission, à la constitution d’îlots intérieurs clivés devenus persécuteurs du dedans. Dans un contexte moins traumatisant - mais relevant encore par nécessité d’un mode structuralement intrusif - le reliquat des messages implantés qui n’a pu s’assimiler par la traduction, constitue un espace psychique énigmatique qui continue à faire signe tout en résistant à la signification. C’est la présence de cet aiguillon pulsionnel qui nous entraîne, la vie durant, dans un inlassable processus de traduction-détraduction-retraduction, bénéficiant de l’«assistance à la traduction» fournie par les codes mytho-symboliques propres à chaque culture (par exemple, l’Œdipe). C’est de la mise en œuvre systématique d’un tel processus - par définition transférentiel - qu’il s’agit dans tout processus psychanalytique.

«Traduire», dans le contexte freudo-laplanchien de la théorie de la séduction généralisée, n’est qu’une façon de maîtriser par la signification ce à quoi on ne peut échapper et qui sans cela resterait pure excitation. Quel est donc le sens de la risette et des petits agacements, dont l’absence s’avère par ailleurs radicalement délétère pour le bébé (hospitalisme)? Pour atténuer l’imparable invasion par les messages de l’autre, l’enfant n’a d’autre recours que de refouler leur part énigmatiquement excitante en un espace «autre» intériorisé. C’est là, en cet inconscient individuel sexuel refoulé, que ces signifiants «désignifiés» (mis à l’écart mais n’arrêtant pas de clignoter) deviennent les «objets sources de la pulsion» — l’excitation du dehors s’étant transformée en source pulsionnelle endogène. À la lumière de cette conception, on comprend que l’inévitable lestage des messages adressés aux enfants par le sexuel refoulé des adultes n’est pas loin, au plan formel, d’un scénario de séduction. D’autant plus que c’est à l’occasion des soins précoces - autrement dit, de la stimulation de zones particulièrement érogènes - que se délivre la part la moins esquivable des dits messages. Le protecteur, en d’autres termes, n’est jamais loin du persécuteur. Chez chacun(e) d’entre nous et par-delà tout avatar biographique, il y a structuralement place pour une relation d’emprise tout autant que pour un fantasme de séduction.

*On trouvera une bonne introduction à l’œuvre de Jean Laplanche dans l’ouvrage de Dominique Scarfone : Jean Laplanche, PUF, 1997, ainsi que dans celui d’Hélène Tessier : Rationalisme et émancipation en psychanalyse : l’œuvre de Jean Laplanche, PUF, 2014. La théorie de la séduction généralisée est exposée par Jean Laplanche dans Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1987, ainsi que dans Entre séduction et inspiration : l’homme, PUF, 1999, et dans Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, PUF, 2007.                                                                                      

Francis Martens, 2021

 

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