L’autre m’altère et me désaltère
Dans l’ ambiance d’inquiétante étrangeté déclenchée par la pandémie, que l’on se balade à vélo, à pied, errent de maigres silhouettes masquées, gantées, isolées. La ville est défigurée… Le réel de la mort a fait irruption dans nos vies.
En réponse à l’intrusion de la réalité – intromission du réel - potentiellement traum atique, comment se tissent les liens entre nous, qu’inventer ?
L’être de langage que nous sommes ne peut rester confiné dans le silence. On s’appelle les uns les autres, on s’appelle de loin, par télé – phone ou vision. On s’appelle, de plus loin encore, plus souvent. Un besoin fondamental s’exprime là, c’est une question d’existence …et s’il n’y a personne à appeler, on allume la radio. Une voix, une musique, et c’est le sentiment que l’on n’est plus seul, que quelqu’un s’adresse à nous.
Face à l’inédit de la situation, j’ai proposé à mes patients de les « recevoir » par téléphone. Certains ont accepté, quelques-uns ont demandé d’ajouter l’image, d’autres ont refusé.
Un rendez-vous par téléphone ?
Voilà qui bouscule l’espace habituel de la relation thérapeutique !
Mais cet espace, en psychanalyse ou en psychothérapie analytique, quel est-il ? Espace matériel ? Imaginaire ? Mental ? Espace psychique ? Symbolique ?
Et puis sans l’espace matériel concret du lieu où je reçois, qu’est-ce que le cadre ?
Un collègue me dit préférer que les séances à distance se passent par Skype. Pour lui , l’image assure une juste distance, tandis que le téléphone suscite trop de proximité.
L’image sans doute peut être vécue comme nécessaire. En ce temps où rôde la mort, où elle nous est rappelée, martelée, monte l’angoisse : va-t-on survivre ? L’image alors, qui recrée une forme, re-présente quelqu’un, nous rassure. On peut s’imaginer n’avoir pas perdu tout contrôle.
Mais si, dans le quotidien, je peux désirer voir un proche inapprochable, qu’en est-il en ce qui concerne le travail avec mes patients ?
Je préfère écouter mes patients par téléphone.
La voix, en effet, quel révélateur !
Dans une séance par téléphone, hors présence physique, se transmet une expérience rare : une perception archaïque, sans les oripeaux des apparences, des fards de la civilité. Voix singulière, à son rythme, ses accents, son propre ton, son souffle particulier.
Je peux me représenter la personne qui me parle, oui, mais elle ne se trouve pas dans l’espace physique alentour, visible, repérable.
« La peau est ce qu’il y a de plus profond en l’homme », disait André Breton.
L’expression « Je t’ai dans la peau » à cet égard est explicite : la dimension tactile est loin d’être épidermique. Quant au manque de contact physique, le confinement nous donne la mesure du besoin que nous en avons.
Mais qu’est-ce qu’une peau sans voix ?
Dans notre culture de l’image, la voix nue est une découverte ou re-découverte. Quelque ‘chose’ nous a portés, que nous avons connue, intégrée, qui nous a constitués — ‘chose’ oubliée ?
Si la peau est ce qu’il y a de plus profond dans l’humain, elle est celle d’un être parlant, vivant. La voix - son et souffle - en est indissociable.
Dès notre vie in utero, dans l’intime du corps maternel, nous sommes initiés à une musique : baignés dans un univers sonore, abreuvés des sons du rythme cardiaque, vaisseaux, circuit digestif. Ce sont cadences continues. Il peut arriver que la vie émotionnelle de celle qui nous porte les modifie. L’angoisse, la surprise, le sommeil, en peuvent faire fluctuer les rythmes, les intensités, mais ces sonorités vibrent de concert, ininterrompues. De plus, dès l’aube de la vie prénatale, nous parviennent les ondes sonores du monde extérieur.
Dans la séance à distance par téléphone, se révèlent une voix, un souffle, un rythme, registre, tessiture, voix nasale ou gutturale, éraillée, profonde… Le «respir» singulier dévoile un tempérament, des humeurs, des mouvements pulsionnels.
Rien bien sûr n’égale une séance en présence physique, dans le cadre matériel du bureau. Mais distanciation oblige, et cela peut sembler paradoxal : du fait d’être ‘confinée’ à l’écoute, la voix pénètre l’intime, crée un espace de transition vibratoire, me transmet sans détour un souffle, une vie. Elle crée un espace psychique qui me permet de centrer mon écoute - au-delà des mots, au travers des mots – sur ce qu’ils charrient d’inconscient.
Quant au cadre, le lien de nos transferts croisés, l’engagement réciproque à un rendez-vous, heure et montant fixés, donnent forme à la séance.
Rachel Kramermann
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